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Les neurosciences : les émotions au service des apprentissages

Publié le 23 octobre 2020

Par Violaine Carry
Depuis une dizaine d’années, l’éducation positive connaît un certain succès : il est de bon ton « d’accueillir » les émotions de l’élève, de le « ménager », afin de permettre à tous les étudiants de « s’épanouir ». Seulement, ces injonctions autant sociales qu’institutionnelles mènent à de nombreux malentendus. Certains enseignants éprouvent des réticences vis-à-vis de pédagogies qui, pensent-ils, enjoignent d’« aimer » et de (sur)protéger les élèves au lieu de les instruire.

L’influence de Descartes… et l’éclairage de Damasio
Il faut dire qu’en tant que Français, notre méfiance des émotions vient de loin : Descartes, en faisant du cœur l’ennemi de l’esprit, nous a conduits à rejeter toute manifestation émotionnelle à l’école, lieu de la raison par excellence. Nous entendions sans doute alors dispenser un enseignement pur, non biaisé par le jugement des tripes, pour former ainsi des « têtes bien faites ». C’est de l’autre côté de l’Atlantique, il y a quelques dizaines d’années, qu’Antonio Damasio, neurologue, décide de s’intéresser aux émotions et à leur rôle dans la prise de décision. Avec son équipe, il soumet un panel de patients, dont certains sont cérébrolésés et d’autres non, à un test : chacun a 2 000 dollars et peut augmenter ou diminuer son pactole en retournant les cartes des quatre paquets devant lui, A, B, C et D. Les règles ne sont pas données, mais elles existent. Seul l’expérimentateur, par moment, interrompt le patient pour lui attribuer une somme ou au contraire lui demander de payer « la banque ». Damasio observe que les patients « non malades » « apprennent » inconsciemment qu’il vaut mieux piocher dans les paquets C et D et s’y tiennent ; les autres, atteints de lésions cérébrales, s’obstinent dans une stratégie risquée et inefficace : ils paraissent ne pas prendre en compte les récompenses que constituent les gains et les punitions que sont les pertes d’argent. Compte tenu des lésions de ces patients, Damasio postule que le souvenir de la teinte émotionnelle d’un événement permet de prendre des décisions plus pertinentes quand on se retrouve confronté à des situations similaires. En clair, les émotions aident à raisonner, même si on n’en a pas conscience.

Émotions et raisonnement : décryptage actuel
Aujourd’hui, la communauté scientifique est plus ouverte à ce type d’hypothèse, et les dernières études du cerveau mettent en avant le rôle fondamental de l’aire tegmentale ventrale, une toute petite zone du cerveau qui attribue à une expérience une valence émotionnelle, positive ou négative. Lors de la confrontation avec un événement semblable, l’aire tegmentale ventrale, activée par l’empreinte de l’événement antérieur, va – ou non ! – décharger de la dopamine dans le cortex préfrontal, centre de la prise de décision, qui permettra à l’individu de s’impliquer dans la tâche. À défaut, ce dernier éprouvera de la réticence, voire de la répulsion, et dans tous les cas tendra à fuir ce genre de situations. Notons que ce phénomène agit bien souvent à notre insu… et explique aussi en grande partie le phénomène de « l’intuition » (et surtout de la « bonne » intuition), qui est en fait une compilation inconsciente de l’expérience croisée avec la valence émotionnelle de chacune d’entre elles. On comprend bien l’intérêt de ce circuit dans le cas où on est dans une situation de survie. Mais qu’en faire à l’école ? Et surtout au lycée ? En effet, nous venons de décrire grossièrement le fonctionnement de la motivation. Mais on peut difficilement accepter d’accueillir les émotions des élèves si celles-ci deviennent un prétexte pour ne pas faire une dissertation ou travailler sur Molière, parce qu’ils auraient eu une mauvaise note ou une mauvaise expérience antérieure…

La question de la note : carotte et bâton à la fois !
Justement, la question de mauvaises notes antérieures est une des « explications » qui tendent à nous laisser démunis tout en nous culpabilisant en tant que membres d’une institution dite stigmatisante. La note joue en fait le même rôle que la somme d’argent gagnée ou perdue par les patients de Damasio : c’est une récompense extérieure, c’est-à-dire qu’elle n’est pas liée directement au plaisir ou au déplaisir que procure la tâche. Normalement, l’objectif de la note est de donner à l’élève et au professeur un retour d’information sur le succès de son action pour réajuster ses stratégies ou ses pratiques. Elle est un reflet, non pas du travail de l’élève, mais de l’efficacité de son travail. Et c’est là que réside un malentendu : beaucoup d’élèves s’imaginent que la note est un reflet de leur travail (souvent quantifié en terme de temps…) et finissent par ne plus comprendre la corrélation quand ils ont une bonne note alors qu’ils ont peu révisé (mais ils avaient compris le cours) et une mauvaise alors qu’ils avaient beaucoup révisé. Les repères sont alors brouillés, car beaucoup d’élèves travaillent pour obtenir une bonne note et ainsi être fiers d’eux-mêmes ou rendre fiers leurs proches. Le problème est le suivant : comment redonner à la note sa place, afin qu’elle ne soit plus une récompense qui paraisse « aléatoire » à certains, mais qu’elle retrouve son rôle de feedback ? Pour cela, une méthode efficace est sans doute d’avoir recours d’une part à la notation par des pairs (sur de petits exercices), d’autre part à l’autoévaluation. L’objectif sera, paradoxalement, d’ôter tout l’affect présupposé afin de rattacher la note exclusivement à la pertinence de la production de l’élève, avec des pistes de remédiation. En français, on peut utiliser la préparation à l’oral du Bac. On fait appel aux autres élèves pour évaluer l’explication orale ; c’est d’autant plus facile si on donne un objectif (aisance à l’oral, clarté et pertinence des commentaires, utilisation du vocabulaire spécifique, etc.). Après la prestation, pour évacuer la frustration liée au décalage entre le temps de travail et le résultat obtenu, on demande d’abord une autoévaluation. Là, on voit clairement ceux qui ont tendance à se dévaluer : il est plus facile de les détromper. Ensuite, quand on fait parler les camarades, on insiste sur le fait que c’est uniquement la performance qui est prise en compte. On décide ensuite d’une note indicative pour assurer un feedback. On peut enfin leur proposer un autre rendez-vous dans l’année, avec des objectifs d’amélioration. Cette méthode permet de dissocier la note de tout affect, de différencier la performance du travail qui a été fourni, de laisser les élèves s’exprimer sur leurs difficultés. L’objectif est avant tout de changer de regard sur la note.

L’intérêt des théories de la motivation
Notons que la recherche nous indique que nos encouragements auront un impact positif : les commentaires négatifs ou l’indifférence, au bout du compte, amènent au découragement. Les élèves, quel que soit leur âge, ont donc besoin qu’on les voie et surtout qu’on voie leurs atouts, même si on signale leurs défaillances.  Si on en croit Deci et Ryan, repris par Lieury et Fenouillet, la motivation intrinsèque pour les apprentissages (donc pour les apprentissages eux-mêmes, et non une récompense) serait dépendante du niveau d’autonomie, c’est-à-dire de liberté laissée dans ces apprentissages, et du niveau de compétence perçue, que Bandura, un autre chercheur dans le domaine, appelle « sentiment d’efficacité personnelle (SEP) ». Cette dernière donnée est très en accord avec une recherche récente qui indique qu’on est disposé à admettre 20% d’erreur pour progresser (en tant qu’individu), mais difficilement au-delà ! L’erreur est bonne, donc, mais à petite dose. Sinon, elle impacte trop le SEP, quels que soient les commentaires positifs qui l’accompagnent…

Quelques pistes pour réinjecter de la motivation
Comme le SEP est différent pour chaque individu, il est difficile, avec des classes de 30 et plus, de différencier. Plusieurs stratégies s’offrent néanmoins à nous, comme le travail en groupe, et plus particulièrement par projet. Dès que les élèves commencent à se connaître, on peut leur demander de se regrouper et compter sur leur intelligence pour former des équipes équilibrées. Cette liberté, comme celle de résoudre le problème qui leur sera imposé, intègre la dimension « autonomie » de Deci et Ryan. Pour les enseignants de Lettres, le « projet » peut être simplement de créer une fiche « synthèse » pour leurs camarades sur un contexte littéraire, un courant, un auteur, une œuvre. Il peut être aussi de rédiger la meilleure dissertation possible, autour de notions et de thèmes qu’ils auront eu à travailler chacun en amont. On leur laisse choisir librement leur méthode de préparation : seuls, en binômes ou en groupe ; debout ou assis ; avec des paperboard et marqueurs au mur, des feuilles A3, ou une simple feuille à carreaux. Cette liberté satisfait la dimension d’autonomie décrite par Deci et Ryan et on peut ensuite revenir avec les élèves sur l’efficacité de leurs méthodes de travail. Une autre piste est de faire créer un outil pédagogique pour les plus jeunes. Le principe est de trouver un point commun entre une entrée du programme de lycée et de celui du collège. On fait alors de nos élèves des experts, qui sont valorisés par leur position, mais qui devront s’emparer du sujet car ils se retrouvent responsables du contenu à transmettre. Ce statut renforce implicitement leur SEP car l’enseignant leur confie littéralement des élèves et leur fait confiance pour réussir l’exercice de transmission. Il s’agit dans ce cas pour l’enseignant de prévoir des étapes intermédiaires et de vérifier, non la pertinence du contenu, mais sa justesse : les lycéens se chargeront du reste ! Par exemple, pour travailler l’oral et plus particulièrement la lecture d’une poésie en vers, on peut demander à des élèves de 2de de créer un tutoriel sur la gestion des « e » muets, sur le respect du mètre, la prononciation des enjambements, etc. On peut décliner le principe en faisant créer à des élèves de 1re une chaîne YouTube sur des auteurs qu’ils rencontreront pendant l’année, ce qui est un moyen efficace pour les aider à réviser différemment : comme on croise beaucoup de ces auteurs au collège, on peut faire d’une pierre deux coups ! On peut bien sur trouver de nombreuses situations ou les élèves ont des choix à faire, par exemple celui du support, et ou la procédure permet de valoriser leurs compétences. Dans cette perspective, j’ai par exemple demandé à des latinistes de Tle de concevoir un outil ludique et pédagogique pour expliquer aux latinistes de 5e le parcours d’un citoyen dans les thermes. Ils avaient carte blanche sur le moyen de le faire et sur la période envisagée. Certains sont revenus avec des jeux, d’autres des vidéos, d’autres encore un Prezi : tous se sont beaucoup investis. Ils se sont par ailleurs révélés plus intéressés par les retours de leurs camarades de 5e (qu’ils ne connaissaient pas) que par la note.

Surprise !
Autre moyen d’exploiter les émotions des élèves pour les apprentissages : la surprise. La surprise permet de mobiliser l’attention, mais aussi, si elle est bien gérée, de la maintenir. En effet, la surprise va rester dans les mémoires, et si l’expérience est positive, elle sera liée à un objet d’apprentissage qui n’était pas forcément très motivant pour certains élèves. Un exemple, vécu en collège mais facilement déclinable en lycée : lassée des erreurs sur les accords du participe passé, j’ai écrit au tableau « J’ai acheté des clémentines au marché : j’en ai mangé… sur le chemin ». Un élève devait compléter, puis argumenter, et aller dans un coin de la pièce : ceux qui étaient d’accord devaient le suivre. On reproduisait le scénario à chaque nouvelle proposition. Certains étaient un peu dubitatifs au début, puis ils se sont pris au jeu, sachant que ceux qui suivaient devaient aussi être capables de justifier leur choix. La séance suivante a été consacrée à une reformulation des cas découverts et a des exercices : tous se souvenaient de la séance de débat en mouvement. On peut décliner ce principe en demandant aux élèves qui font une proposition de se lever si on manque de places dans la classe : ça fonctionne aussi très bien. On l’aura compris, quand on nous parle de réintégrer les émotions à l’école, il s’agit de prendre davantage en compte le rôle de celles-ci pour les apprentissages, et de générer du désir d’apprendre. Plus on vit d’expériences positives en lien avec un type d’objets d’apprentissage, plus on aura envie d’apprendre de choses dans ce domaine. Et les facteurs qui favorisent ce type d’expériences sont essentiellement le besoin d’autonomie et le besoin de compétence.

BIBLIOGRAPHIE

  • Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, éd. Odile Jacob, 1995.
  • Alain Lieury et Fabien Fenouillet, Motivation et réussite scolaire, éd. Dunod, 2006.
  • L’essentiel Cerveau et Psycho n°11, « Donner envie d’apprendre », août-octobre 2012.

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