Publié le 3 décembre 2021
L’entrée au Panthéon de Joséphine Baker était accompagnée, comme pour Simone et Antoine Veil, de chants magnifiquement interprétés par les jeunes de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique. Mais qui sait que cette formation musicale a pour origine un projet scolaire, fruit de la volonté conjointe d’une jeune musicienne et d’une principale de collège ?
Avant d’être nommée directrice de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, Sarah Koné a d’abord recruté des chanteurs parmi les élèves du collège François Couperin (Paris, 4e arrondissement), et a créé avec la principale Dominique Gory la Compagnie Sans père, qui s’enrichissait chaque année de nouveaux arrivants. La Compagnie se fait rapidement connaître pour la qualité de son travail, et en 2016, elle est rattachée à l’Opéra-Comique. Désormais, les élèves effectuent leur scolarité au collège Couperin, mais la campagne de recrutement est étendue à des établissements proches de Paris, et particulièrement aux enfants issus de l’enseignement prioritaire. Sarah Koné poursuit ainsi les mêmes objectifs artistique, éducatif et social : rassembler des jeunes de tous horizons pour les conduire à l’excellence artistique. Un engagement qui l’inscrit dans le sillage d’une certaine Joséphine Baker.
Comment le projet est-il né ?
Sarah Koné : Ce projet a pris forme en plusieurs étapes. En 2007, j’étais surveillante au collège Pierre Mendes-France, dans le 20e arrondissement de Paris. J’ai commencé à donner des cours de chant. L’idée me plaisait, mais les conditions n’étaient pas réunies pour un projet ambitieux. L’année suivante, j’ai décidé de changer d’établissement, et j’ai proposé un atelier chant au collège François Couperin. En septembre 2009, tout a changé avec l’arrivée d’une nouvelle principale, Dominique Gory. Elle venait du lycée Racine (Paris, 8e), un établissement à horaires aménagés. Elle a eu une oreille attentive. Nous avons monté un atelier classique, mais les conditions étaient optimales. J’ai eu le droit de recruter autant d’élèves que je voulais avec une séance par semaine, le midi, et nous avons réussi à produire une première comédie musicale, Starmania.
Dominique Gory : De 2009 à aujourd’hui, nous sommes parvenus, par sauts successifs, à un niveau qu’on peut qualifier de professionnel.
Sarah Koné : L’atelier du midi a évolué, grandi avec moi ; j’ai créé la Compagnie Sans Père, qui encadre les Classes chantantes. La Grande Troupe, celle du collège, a donné naissance à la Petite Troupe qui regroupe quelques élèves qui jouent dans des conditions vraiment professionnelles : on les engage, ils sont rémunérés… Il existe encore une troisième structure, Chœur de scène, issue aussi de la grande, pour ceux qui n’ont pas envie de se professionnaliser mais qui, devenus de jeunes adultes, cherchent à se perfectionner.
Sur quels critères les élèves sont-ils choisis ?
Sarah Koné : Chaque année, le rituel est le même. J’auditionne des dizaines d’élèves de 6e volontaires ; j’en choisis une douzaine qui intégreront la troupe formée depuis 2009. Aujourd’hui, ils sont plus de quatre-vingts collégiens et ex-collégiens de Couperin, âgés de 11 à 20 ans. Certains élèves arrivent de classes Cham (Classes à horaires aménagés en musique) ou ont une formation au conservatoire, d’autres n’ont jamais vu un instrument. Leur culture musicale n’est pas un critère de sélection. Je suis issue des populations qui ont reçu un enseignement artistique élitiste, de ceux qui croisent l’information et pour lesquels les parents ont des ambitions. J’ai grandi dans un opéra à l’âge de 10 ans. J’y ai appris l’endurance et l’exigence. Mais parallèlement, je suis une enfant de l’école de la République, et j’ai toujours eu ses valeurs en tête. Adulte, j’ai voulu m’adresser à un autre public, sans dévaluer la discipline. On travaille donc pour produire un spectacle de qualité, pour voir le fruit de nos efforts. Cette année, ce sera Alice au pays des merveilles.
Dominique Gory : On ne recrute pas que de bons élèves. Cela fait partie de l’éthique du projet.
Comment organiser un projet d’une telle ampleur ?
Dominique Gory : Le programme est intense : 2 heures de répétition hebdomadaire pour chaque niveau, 1 heure de « tutti » (tous ensemble, dans le langage des musiciens) le mercredi après les cours, et un week-end entier de répétition par mois. Sarah a aussi aménagé un créneau d’une heure, un soir par semaine, pour les ex-collégiens. Un tel projet implique des moyens, et une organisation sans faille : les emplois du temps sont alignés pour que tout élève ait la possibilité d’intégrer la compagnie, et un préau est réservé aux répétitions. L’établissement tient à ce que les chanteurs soient répartis dans toutes les classes de manière aléatoire pour éviter toute politique de regroupement, ou tout effet de filière.
Dans quelles conditions matérielles le projet s’inscrit-t-il ?
Dominique Gory : Pour une grande part, et aussi surprenant que cela puisse paraître, le projet repose sur des bénévoles. Seules les heures des week-ends de Sarah Koné sont rémunérées, grâce à un soutien financier du département (Ville de Paris) qui n’est pas négligeable. Pour le reste, il faut se débrouiller. Du côté du rectorat, le projet est labellisé « Innovation et Expérimentation » par la CARDIE (Cellule académique Recherche et Développement en Innovation et en Expérimentation). Sarah, qui n’est pas enseignante, ne reçoit pour ses cours aucune rémunération.
Sarah Koné : Je ne m’en alarme pas. Peu à peu, les projets prennent de l’ampleur, les institutions soutiennent leur rayonnement, et la compagnie fonctionne désormais comme une troupe professionnelle. Nous faisons donc appel à des fondations et des financements privés.
Dominique Gory : Nous avons aussi un partenariat régulier avec le Monfort Théâtre qui offre chaque année à la troupe une résidence. Le théâtre accueille les spectacles du collège, mais il reçoit aussi, pour des périodes variables, les élèves qui souhaitent découvrir les métiers du spectacle.
Sarah Koné : Les directeurs de ce théâtre viennent du monde du cirque ; ils accueillent toutes les formes de théâtre. Le lien se tisse tout au long de l’année avec un parcours culturel « Éducation du spectateur » soutenu par la DASCO (Direction des affaires scolaires de la ville de Paris). Tous les chanteurs vont au théâtre au moins deux fois, et cette année les élèves les plus grands de la classe d’accueil se joindront à eux. Le spectacle de fin d’année a lieu au mois de juin sur le vaste plateau du Monfort Théâtre. C’est une chance énorme.
Comment construire un projet aussi ambitieux avec des élèves non musiciens ?
Sarah Koné : Je mets tous les élèves à égalité. Tout est transmis oralement : je chante une mélodie, ils la retiennent. D’année en année, les progrès sont considérables. En 3e, ils arrivent à apprendre une chanson en une séance. Mais je me suis rendu compte qu’au bout d’un certain temps, lorsque je leur mets une partition entre les mains, sans avoir fait de solfège, ils suivent. Je ne leur parle jamais en langue de vulgarisation ; j’utilise toujours les termes musicaux appropriés. Je dirige avec une technique orchestrale. Quand je leur propose de me remplacer, ils reprennent ce langage très technique. J’ai grandi en Savoie près de la Suisse, où est utilisée une méthode très dynamique d’apprentissage de la musique, la méthode Dalcroz, dont je m’inspire beaucoup. Ce qui m’aide aussi pour transmettre le goût de la musique, ce sont mes origines : comme beaucoup de mes élèves, mon père africain ne comprenait rien aux techniques qu’on m’enseignait quand je chantais Carmen. Enfin, ce qui fait beaucoup, c’est la loi de la troupe : les grands s’occupent des petits. Cette structure installe une grande discipline dans le travail. Ils savent que je les choisis mais qu’ils choisissent aussi, et ils sont engagés, dans tous les sens du terme.
En quoi l’existence de la compagnie change-t-elle la vie du collège ?
Dominique Gory : Ce sont des choses difficiles à mesurer, mais je pense que c’est un projet qui a des implications à tous les niveaux. Les élèves de la troupe sont répartis dans toutes les classes. Les enseignants connaissent Sarah, et reconnaissent la qualité du projet. D’ailleurs, la plupart des professeurs viennent voir les spectacles de la Grande Troupe, et beaucoup suivent leurs élèves en allant voir ceux de la Petite Troupe. Le personnel de service reçoit des invitations.
Sarah Koné : Les hommes et les femmes qui s’occupent de l’entretien sont les seuls à avoir le droit d’entrer dans la salle sans que j’interrompe la répétition. Ils suivent donc l’évolution du spectacle. Une année, l’une d’elles s’arrêtait toujours un moment et s’asseyait pendant que nous répétions une chanson qu’elle aimait particulièrement.
Dominique Gory : Ce projet est fédérateur, c’est une vraie bannière. C’est unique parce que Sarah est unique. On ne réussit que si on avance ensemble, et je suis attachée à ce qu’on soit heureux dans notre travail. Le projet participe à cet état d’esprit. La formation existe parce que notre détermination est sans faille. Nous savons qu’il faut du temps pour convaincre, mais j’aspire à ce que la compagnie ait une reconnaissance plus large encore et que ce projet continue de faire rayonner notre collège. Je pense que ça apporte une belle sérénité à l’établissement.
Interview publiée dans le numéro novembre 2015 de la NRP collège.
Crédit photo : Photo d’archives AFP