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Rencontre du troisième type entre une romancière et son personnage

Publié le 30 septembre 2025

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, INSPE Paris Sorbonne-Université.

Clémentine Beauvais et Pierre Bayard à la Sorbonne, 16 juin 2025.À l’initiative de notre confrère, Éric Hoppenot, PRAG-Docteur à l’INSPE Paris, s’est déroulée une rencontre particulièrement originale entre la romancière pour la jeunesse, Clémentine Beauvais et l’iconoclaste chercheur en littérature, Pierre Bayard.
Il s’agissait en fait d’un échange programmé entre une autrice et son personnage, inédit en Sorbonne, puisque le dernier roman de Clémentine Beauvais, L’Affaire Petit Prince, publié en mai 2025, n’est autre que le premier tome de la série Pierre Bayard déteXtive privé.

Une source d’inspiration iconoclaste
Si Clémentine Beauvais était naturellement lectrice de l’oeuvre de Pierre Bayard avant de transformer ce dernier en personnage de roman, l’inverse n’était pas vrai. L’auteur de La vérité sur « Ils étaient dix » (Minuit, 2020) n’étant pas,
comme il l’a confié, féru de littérature jeunesse. Il n’empêche qu’il n’a pas tardé à se laisser séduire par le projet atypique que lui a proposé la romancière. À dire vrai, il reconnaît même ne pas en avoir été si surpris que cela. Son dernier essai, paru en 2024, Aurais-je été sans peur et sans reproche ?
sous-titré « Le chevalier Bayard et moi », assumant le lien avec son célèbre ancêtre, n’en traçait-il pas en effet la voie ? À force d’entrer dans le récit des autres afin de remettre en ordre leur intrigue policière, il apparaissait somme toute assez « élémentaire, mon cher Bayard » qu’un auteur finisse
par lui rendre la pareille.
En tout état de cause, Clémentine Beauvais, à qui l’on doit de gros succès littéraires comme Petites Reines (2015) ou Songe à la douceur (2016) n’a rien trouvé de mieux ou de plus « jouissif » sur le plan romanesque – cf. son essai
Comment jouir de la lecture (2024) – que faire du fameux « narrateur interventionniste » bayardien un enquêteur dans la lignée de Sherlock Holmes, dont le champ d’investigation, cela va de soi, serait les livres coupables d’intrigues fallacieuses.

Un détextive sous surveillance complice
L’échange entre les deux interlocuteurs laisse néanmoins entendre que Pierre Bayard ne s’apparente pas, dans cette « affaire » en tant que « détextive », à un simple personnage dans les mains d’une romancière omnisciente et omnipotente.
Entre eux, comme ils en ont fait part à la tribune, s’est instituée une forme de dialogue complice au sein duquel le vrai Bayard se plaît à expertiser la méthodologie d’enquête de son double « détextive ». Les deux universitaires – Clémentine Beauvais est en effet, depuis 2016, enseignante-chercheuse en éducation et littérature anglaise à l’université de York – ont en effet comme double point
commun, outre leur goût pour les enquêtes policières, un sérieux sens de l’humour. D’où le fait qu’ils se retrouvent dans des questionnements littéraires atypiques comme celui qui consiste, dans le cas du Petit Prince, à se demander si le mystère de l’histoire ne réside pas dans l’objet le moins pris en compte, à savoir la « caisse » où est enfermé le
fameux « mouton » dessiné par l’aviateur. « La boîte est une merveilleuse astuce : le mouton, invisible, dépend de celui qui ouvrira la boîte pour le regarder. Il existe, et à la fois, il n’existe pas ; il supportera donc très bien le voyage. Une boîte, une
boîte, mes chers amis, c’est par là que tout bascule, c’est par là que l’on peut glisser vers un tout autre monde. »
On ne sera pas étonné ici que l’enquêteur émette comme hypothèse, pour résoudre l’énigme en cours, la présomption des mondes parallèles, que défend dans ses ouvrages le vrai Pierre Bayard. Le même être de chair et d’os et non cette fois de papier qui s’est plu il y a peu à traquer les incohérences de l’histoire d’OEdipe et du Sphinx jusqu’à
aller réellement à Thèbes sur les lieux du crime présumé. En tout état de cause, ce dernier ne manque pas de se réjouir publiquement de la pertinence des doutes émis par son double, a fortiori quand il s’agit de récits mythologiques gravés dans le marbre du patrimoine homérique.

Des affaires de détextive à foison
Pierre Bayard conteste l’idée que par son interventionnisme, il tende à désenchanter tous nos mythes littéraires.
À l’inverse, il défend le sérieux d’une démarche dont il va jusqu’à dire qu’elle demeure éminemment politique. Il se plaît donc à s’afficher à la manière du personnage qu’en a fait Clémentine Beauvais dans L’Affaire Petit Prince, comme un enquêteur sérieux qui ne se prend pas au sérieux, dont toute l’oeuvre critique se met au service du lecteur-citoyen
éclairé. Il rapporte d’ailleurs combien il est touché au fil des années par les remerciements de ses lecteurs, qui lui savent gré de les avoir rendus plus suspicieux à l’encontre des histoires à dormir debout qu’on a coutume de leur vendre.
Aussi ne se montre-t-il pas mécontent que son personnage ne s’arrête pas en si bon chemin une fois « l’affaire Petit Prince» résolue. Le jeu en valant particulièrement la chandelle, semble-t-il, pour les deux duettistes. En effet, à l’unisson, tous deux défendent l’idée qu’il y a quelque chose
qui rend très proche le « détextive » de ses lecteurs, pourtant bien moins âgés que lui. Car, en réalité, l’entreprise bayardienne, tout experte et sérieuse soit-elle, n’apparaît pas sans lien avec le questionnement des plus jeunes lecteurs, dont pas un n’est dupe, par exemple, du fait qu’un serpent-boa soit bien incapable d’avaler un éléphant. En ce sens, cette démarche d’enquête est encline à susciter la curiosité des enfants. De là l’idée de poursuivre la série en explorant les incohérences des aventures de Peter Pan dans un tome II, pour continuer avec celles de Pinocchio dans le tome III. Et par ailleurs, ce à quoi tient particulièrement l’autrice, de proposer sur le site des éditions Sarbacane, pour compléter la lecture de ses livres, « des kits d’enquêteurs », « des fiches suspects », dont les professeurs de français risquent fort d’être friands.
De l’estrade de la Sorbonne au coeur del’enquête romanesque, on retrouve avec bonheur une personnalité hors norme devenue personnage sans que change le sens de sa quête : à savoir ne jamais se laisser abuser par le désir d’identification, comme ce fut notablement le cas, à leurs dépens, de Madame Bovary et de Don Quichotte. Il semble, finalement, que Pierre Bayard soit né pour devenir un héros à l’humour né ; un héros de roman qui aurait eu à n’en pas douter les faveurs du Petit Prince : « Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi : « Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux ! » et ça le fait gonfler d’orgueil.»

En classe
Sur le plan pédagogique, la méthode bayardienne se révèle très productive.
Il s’agit pour l’enseignant de solliciter les élèves qui ont des questions de logique à poser sur l’histoire qu’ils sont en train de lire. On pourra aller jusqu’à leur faire recueillir
dans la marge de leur cahier ces interrogations légitimes que, pourtant, les élèves sont enclins tacitement à ne pas émettre. Par exemple, dans le cadre d’une séquence sur Cyrano de Bergerac, une question qui pourrait surgir : « Comment Roxane ne se rend-t-elle pas compte que ce n’est pas Christian qui lui parle ? Ils n’ont pas du tout la
même voix avec Cyrano. »
On pourra aussi suggérer aux professeurs de demander à leurs élèves de visiter le site de l’autrice, qui permet, entre autres, de lui écrire et donc de lui transmettre ses impressions à la fois sur le livre lu et les méthodes entreprises par le détextive. Il serait même intéressant que les élèves indiquent, le cas échéant, à l’autrice, qu’il leur est arrivé de se poser les mêmes questions que Bayard face aux incohérences d’une histoire. En classe, avec le professeur, on peut tenter de contribuer au travail de l’écrivaine en travaillant sur les oeuvres dont va s’emparer « Bayard » au fil des tomes, Peter Pan et Pinocchio.

Bibliographie

  • Pierre Bayard, Aurais-je été sans peur et sans reproche ? Minuit, 2024.
  • Clémentine Beauvais, L’Affaire Petit Prince , Sarbacane, 2024.

Couverture des livres : Pierre Bayard, Aurais-je été sans peur et sans reproche ? Minuit, 2024. Clémentine Beauvais, L’Affaire Petit Prince, Sarbacane, 2024.