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Théâtres au féminin : autrices, actrices, spectatrices, même combat

Publié le 13 octobre 2022

Par Martial Poirson

C’est par et pour les hommes qu’a été inventé le théâtre, espace médiatique par excellence offrant un accès privilégié à la parole publique. À ce titre, il était interdit aux femmes, cantonnées à la sphère privée, incompatible avec les assignations de genre et les stéréotypes sexistes qui empesaient la représentation du féminin. Si les actrices ont fini par percer au cours du XVIIe siècle (jusqu’alors les rôles de femmes étaient interprétés par des acteurs travestis), les autrices ont été réduites à s’exprimer dans des genres perçus comme mineurs. Quant aux spectatrices, longtemps placées dans des espaces séparés au sein des salles de spectacle, elles ont été maintenues dans une position subalterne.

Or, les changements récents dans l’historiographie théâtrale conduisent à observer ces pièces, plus nombreuses qu’il y paraît, écrites par des autrices, ces rôles, moins rares qu’on pourrait le penser, interprétés par des actrices, et ces spectacles dont la réception a été notablement influencée par des spectatrices. Un changement de focale en somme, qui reconsidère des pans entiers du répertoire dramatique.

Des autrices contestées
On peine aujourd’hui encore à prendre la mesure de la contribution des autrices au répertoire dramatique, bien que l’une des premières pièces du théâtre médiéval européen soit née sous la plume de Hrotsvita de Gandersheim, une abbesse germanique du Xe siècle qui composa des drames chrétiens librement inspirés de Térence. Si les noms d’écrivaines contemporaines telles que Marguerite Duras, Hélène Cixous ou Yasmina Reza nous sont familiers, on a davantage de mal à associer au théâtre des figures telles que Marguerite de Navarre, première dramaturge, madame de Villedieu, plus connue pour ses contes, poésies et romans, Marie-Anne Barbier, qui s’est pourtant illustrée dans un genre réservé aux écrivains, la tragédie néoclassique, madame de Genlis, autrice prolixe d’un théâtre d’éducation à l’usage des élites de son temps, madame de Staël-Holstein, qui s’inspira de la réforme dramatique des Lumières, Olympe de Gouges, dont le théâtre est pourtant le prolongement direct de ses engagements politiques féministes et anticoloniaux, ou encore George Sand, qui s’est illustré dans pas moins de 31 pièces, dont 25 jouées de son vivant, et a voué au théâtre une vive passion.

Un métier d’homme
De rares entreprises éditoriales ont tenté, par le passé, de rendre justice à ces autrices, comme le Théâtre des femmes de Louis-Edmé Billardon de Sauvigny, vaste anthologie en quatre volumes parue en 1777. Sur les deux volumes consacrés aux « femmes françaises qui ont fait des pièces de théâtre » et à « l’analyse de leurs meilleurs tragédies, comédies, etc. », seul le premier vit le jour.

Les raisons d’un tel déni sont nombreuses. La première tient au fait que les femmes ont été sciemment maintenues à l’écart des lieux de savoir et de pouvoir, suscitant rarement l’intérêt de puissants protecteurs ou de mécènes issus des cercles de l’État ou des municipalités, principales sources de financement d’un art dispendieux. La seconde raison relève de l’hostilité de l’idéologie patriarcale à l’égard de la présence des femmes au sein d’un espace public qui leur était dans une large mesure interdit. Voltaire résume ce préjugé dans une lettre du 5 octobre 1749 adressée au Comte d’Argental, affirmant à propos du théâtre, qu’il considère comme le premier des arts, que « c’est le dernier des métiers pour un homme, et le comble de l’avilissement pour une femme ». La femme n’a pas droit de cité dans ce qui est perçu comme une source prédominante de reconnaissance littéraire, mais aussi d’expression politique.

Il faut attendre 1650 pour qu’une première femme, Madame de Saint-Baslemont, publie une tragédie, Les Jumeaux martyrs. Françoise Pascal, considérée comme la première dramaturge jouée par une troupe professionnelle, prend soin d’accompagner la publication de sa tragédie, Agathonphile martyr, en 1655, d’une excuse au public qui ne manque pas d’ironie : « Mon cher Lecteur, […] Mon sexe, le peu d’expérience que j’ai dans cet art et la bassesse de mon esprit ne me permettent pas d’avoir des pensées si hautes et si relevées que ces Apollons […]. Je ferai voir, du moins, que je n’ai rien dérobé de leur gloire, et que ma seule veine en a tous produits les vers. » Soucieuse de rivaliser avec ceux qu’elle appelle « ces grands auteurs que leur mérite à rendu les rois du théâtre », Madame de Villedieu s’excuse de sa « témérité », dans une dédicace adressée à la cousine de Louis XIV dans Manlius, sa première tragi-comédie, première pièce écrite par une femme représentée à l’Hôtel de Bourgogne en mai 1662. Ces femmes de théâtre commencent à accéder à la scène et à l’édition à partir du milieu du XVIe siècle, mais sous le règne de Louis XIV, elles représentent à peine 4% des écrivains de théâtre.

En outre, au sein du répertoire théâtral, elles se plient souvent au partage sexuel des genres ou des sujets, consentant à une sorte de division sexuée du travail. Elles renoncent généralement au genre noble qu’est la tragédie. Ainsi, Madame Deshoulières, qui a acquis une solide réputation pour ses poésies, choisit l’anonymat pour la première édition de sa tragédie Genseric, représentée à la Comédie-Française en 1680. Elle fait les frais du lieu commun déniant à la femme tout capacité d’écrire du théâtre : « Elle avait le style et l’expression propres pour l’idylle, l’églogue, la chanson ; mais trop faible lorsqu’elle voulait sortir du genre auquel la nature l’avait pour ainsi dire condamnée, Madame Deshoulières a voulu forcer son talent et essayer de s’exercer dans la tragédie », tranche le critique Joseph de La Porte en 1769. Le terme « autrice » est présent pour désigner leur rétribution dans les registres de la Comédie-Française jusqu’en 1690, avec la mention « part d’autrice », mais disparaît au XVIIe siècle au profit de périphrases telles que « femme auteur dramatique ». Les dictionnaires, anthologies et histoires du théâtre s’attachent à invisibiliser ces autrices au cours des siècles suivants, en dépit de leur augmentation significative, notamment au XIXe siècle.

 

Bibliographie

Christiane Bard, « Théâtre », Dictionnaire des féministes France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2017.

Christiane Bard, Parisiennes citoyennes ! Engagements pour la cause des femmes, catalogue d’exposition, Musée Carnavalet, Paris, 2022, « Sur le devant de la Scène ».

Fabien Cavaillé, Véronique Lochert, Jeanne-Marie. Hostiou, Marie Bouhaik-Girones, Céline Candiard et Mélanie Traversier (dir.), Spectatrices ! De l’Antiquité à nous jours, Paris, CNRS éditions, 2022.

Collectif, Héroïnes romantiques, catalogue d’exposition, Paris, Musée de la vie romantique, 2022.

Aurore Evain, L’Apparition des actrices professionnelles en Europe, Paris, L’Harmattan, 2001.

Aurore Évain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn (dir.), Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, vol. 1 à 5, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne; rééd. Paris, Classiques Garnier, 2006-2020.

Florence Filippi, Sara Harvey, Sophie Marchand, Le Sacre de l’acteur. Émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt, Paris, Armand Colin, 2017.

Martine Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, Gallimard, Folio essais, 2020, 2 volumes.